9 janvier 2015

La persistance de l'instinct chez les êtres vivants, sous les apparences de l'intelligence

La persistance de l'instinct chez les êtres vivants, sous les apparences de l'intelligence, est pour moi l'un des spectacles les plus intimes et les plus constants. Le déguisement irréel de la conscience ne sert qu'à mettre en relief, à mes yeux, cette inconscience qui ne déguise rien.
De la naissance à la mort, l'homme vit esclave de cette extériorité à lui-même qui est celle des animaux. Durant sa vie entière, il ne vit pas, mais végète, à un degré supérieur et avec une plus grande complexité. Il suit certaines normes sans même savoir qu'elles existent, ni qu'il les suit, et ses idées, ses sentiments, ses actes sont tous inconscients - non pas qu'il manque aux hommes la conscience, mais parce qu'ils n'ont pas deux consciences.
L'intuition vague de ne posséder qu'une illusion - voilà le lot, et pas davantage, des plus grands hommes.
Je suis le fil - en laissant ma pensée divaguer - de l'histoire banale des vies banales. Je vois combien les gens sont esclaves, en tout, de leur tempérament inconscient, des circonstances extérieures imposées du dehors, des élans les poussant ou non au contact avec autrui, et qui dans ce contact même, par lui et grâce à lui, s'entrechoquent comme des coquilles de noix.
Combien de fois ai-je entendu répéter cette phrase qui symbolise toute l'absurdité, tout le néant et toute l'inconnaissance verbale de la vie, cette phrase qu'on prononce à propos d'un quelconque plaisir matériel : « Voilà tout ce qu'on emporte de la vie... » Emporter? Pour quoi faire? Pour emporter où? Que ce serait triste de les éveiller de l'ombre par une question pareille... Seul un matérialiste peut prononcer une telle phrase, parce que pour la prononcer il faut être, même inconsciemment, matérialiste. Que pense-t-il donc emporter de la vie, cet homme, et comment? Où croit-il emporter sa côte de porc arrosée de vin rouge?

-Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité

3 commentaires:

  1. C'est un livre de 600 pages tellement concentré qu'il en vaut 1600.
    Attention à l'édition disponible actuellement en librairie par contre. À 50$, avec les pages qui commencent à décoller après quelques mois d'utilisation... Peut-être préférable de trouver une vieille édition ou de le prendre à la bibli.
    L'anthologie intitulée "Je ne suis personne" contient de beaux extraits du Livre de l'intranquilité, ainsi que le chef-d'oeuvre de Pessoa, son poème "Bureau de tabac".

    Je ne suis rien
    Jamais je ne serai rien.
    Je ne puis vouloir être rien.
    Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

    Tchin!

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  2. Je partage car c'est juste. Merci et Tchin!

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